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Littérature française - Page 85

  • Deux fois Adamsberg

    Le roman policier n’est pas ma tasse de thé. J’avais pourtant envie de faire connaissance avec la célèbre Fred Vargas et j’ai emprunté à la bibliothèque L’homme aux cercles bleus et L’homme à l’envers. De quoi faire doublement connaissance avec le commissaire Adamsberg, Jean-Baptiste de son prénom, dont le personnage prend autant de place que l’enquête, un drôle de type. Personne ne comprend vraiment comment il raisonne, pas même lui, mais ses bons résultats suffisent à sa réputation.

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    En commençant L’homme aux cercles bleus, je me suis vite rappelé que j’avais vu l’adaptation télévisée. Peu importe. Les images rendent une intrigue, pas l’épaisseur des personnages. Ce n’est pas le commissaire qui fait l’ouverture, mais Mathilde, une femme à la voix grave qui prend des notes dans son agenda en buvant sa bière à une terrasse parisienne. Son voisin ne cesse de pianoter sur sa table et elle finit par lui adresser la parole ; l’homme est beau, mais aveugle, il s’appelle Charles Reyer. Ils vont se revoir.

    Adamsberg, 45 ans, vient d’être nommé commissaire dans le 5e arrondissement à Paris, « la seule ville qu’il pouvait aimer », lui qui a grandi puis travaillé dans les Basses-Pyrénées, un homme de montagne qualifié de « sylvestre » à ses débuts. Petit, solide, brun, il n’est pas beau mais une inspectrice lui a dit un jour qu’il avait « de la grâce pour mille » et de s’arranger avec ça dans la vie.

    Parmi les inspecteurs, Danglard est son préféré, « pas bien beau, très bien habillé », buvant pas mal et peu fiable après seize heures. Celui-ci est dérouté par le caractère vague et lent de son nouveau supérieur, mais il le respecte, il aime sa voix, il pressent l’intelligence derrière ce visage peu harmonieux. Le commissaire a du flair, c’est indéniable.

    Adamsberg a horreur des conversations prévisibles et des idées toutes faites. Dans sa vie privée, il n’a connu qu’une fois, huit ans plus tôt, « l’impossible, la brillance, le non-prévisible, la peau très douce, le mouvement perpétuel entre gravité et futilité » : sa « petite chérie » s’appelle Camille, il espère la revoir avant de mourir.

    Dès le début, le commissaire a pressenti qu’au milieu des cercles à la craie, un jour, au lieu de menus objets sans intérêt, il y aurait un cadavre, et sans doute plus qu’un. C’est cela qui l’occupe dans L’homme aux cercles bleus, où on fait connaissance avec sa façon singulière de chercher la vérité en prenant note des détails et en s’intéressant de près aux personnalités qui surgissent autour de l’homme aux cercles.

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    Dans L’homme à l’envers, l’enquête urbaine cède la place à une traque en montagne : dans le village de Saint-Victor où Camille vit avec Lawrence, un Canadien spécialiste des grizzlis venu observer les loups d’Europe, la colère gronde contre un grand loup qui égorge des brebis dans le Mercantour. Camille admire et aide à l’occasion – elle répare sa plomberie – une grande et grosse femme aux manières peu recherchées, Suzanne Rosselin, qui dirige « d’une main de fer » l’élevage des Ecarts. Sinon Camille compose de la musique.

    Suzanne vit avec Soliman, un jeune Africain qu’elle a adopté quand, « tout bébé », il a été déposé devant l’église du village avec un billet demandant qu’on s’occupe bien de lui. « Suzanne l’avait élevé comme un garçon du pays, mais éduqué en sous-main comme un roi d’Afrique, confusément convaincue que son petit était un prince bâtard écarté d’un puissant royaume ». Soliman a tout appris des moutons grâce au vieux Veilleux, le berger des Ecarts.

    Lawrence raconte à Camille que Suzanne, elle, ne croit pas vraiment au grand loup, mais soupçonne Massart, « le gars des abattoirs », d’être un loup-garou : il n’a pas de poils – « Il a les poils dedans parce que c’est un homme à l’envers. La nuit, il s’inverse, et sa peau velue apparaît. » Quand on retrouve Suzanne égorgée dans sa bergerie, tout le monde accuse à nouveau le grand loup. Camille et Lawrence ne comprennent pas, en principe le loup a peur de l’homme et de plus, Suzanne en imposait.

    On verra comment Camille, qui se lance presque malgré elle sur la piste du loup-garou, fera appel finalement à un flic spécial qu’elle connaît. Ça ne peut tomber mieux pour Adamsberg : il se cache pour échapper à une jeune femme qui tente de le tuer pour venger la mort de son frère.

    Les deux romans m’ont divertie, le second m’a captivée. Fred Vargas sait construire un suspense et y mêler un peu du mystère que sont les êtres humains les uns pour les autres. L’ambiance y compte autant que l’affaire à résoudre. Lisez-vous Vargas ? Probablement : je lis qu’elle est sixième dans le classement des dix auteurs les plus lus l’an dernier. Mazette !

  • Libre arbitre

    Kosmas à Eliot :

    Arditi Points.jpg« Bien sûr, il y a le destin, ses coups de dés, les désordres qu’il sème à tout-va. Pourtant, le libre arbitre existe. Dans les choses petites ou grandes, nous avons toujours une part de liberté, petite ou grande, elle aussi. Moi, lorsque je me sens à deux doigts d’être emporté par la colère, je fais la promenade qui, du monastère, mène jusqu’au phare. Cela n’a l’air de rien. Et pourtant… Cette promenade me transforme chaque fois. Je la poursuis jusqu’à son extrême pointe, là où, par gros temps, les vagues s’écrasent contre les rochers. J’en reviens trempé mais calmé. Et cette promenade, je l’ai faite de ma seule volonté. A toi de chercher ce qui, dans ta vie, dépendra de ta seule volonté. Ne serait-ce qu’une promenade le long de la mer. C’est ta part de libre arbitre. »

    Metin Arditi, L’enfant qui mesurait le monde

  • L'enfant qui mesurait

    L’enfant qui mesurait le monde est peut-être le roman le plus connu de Metin Arditi, le plus aimé aussi, et il le mérite bien. Comment ne pas se laisser émouvoir par cette belle rencontre entre Eliot, un architecte américain venu enterrer sa fille sur une île grecque et Yannis, le garçon spécial de Maraki qu’elle élève seule, depuis qu’elle est séparée de son père, Andreas, le maire de Kalamaki ?

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    Racontée en courts chapitres, leur histoire explore les liens entre parents et enfants et bien plus que cela, même si c’est une part essentielle (son dernier récit paru parle de son père). Née aux Etats-Unis, où les parents grecs d’Eliot Peters étaient allés chercher du travail après la guerre (son père tenait une taverne), sa fille Dickie (pour Evridiki, Eurydice, le prénom de sa grand-mère) était passionnée de théâtre. C’est en rencontrant le prêtre Kosmas qu’Eliot découvre comment elle est décédée, accidentellement, sur ce qui reste des gradins d’un théâtre antique, près d’un monastère.

    L’endroit est d’une telle beauté, et les habitants de l’île si gentils avec lui, que l’architecte décide de vendre sa maison de New York et sa part dans le cabinet d’architectes pour s’établir à Kalamaki. Il y achète une maison juste à côté de celle de Maraki et Yannis. Dickie a laissé des tas de notes sur ses recherches et ses projets, Eliot veut à présent prendre le temps de s’y intéresser vraiment, de relire ses courriels trop vite lus ; il veut comprendre pourquoi elle a voulu rester sur cette île.

    Parce qu’un jour Yannis a failli se noyer, Maraki lui donne patiemment, semaine après semaine, des leçons de natation. L’enfant renâcle, il lui faut ruser pour le faire progresser, et cela passe par les nombres : compter les pas, les objets, le nombre de gens assis au café Stamboulidis, retenir le poids de la pêche du jour – le travail de Maraki, qui pêche seule à la palangre. Comment aider à grandir un enfant autiste, tel est le défi de sa mère.

    L’intrigue de L’enfant qui mesurait le monde se déroule dans la Grèce actuelle, en proie au déclin économique, où chacun se débrouille pour survivre malgré l’austérité imposée par la Communauté européenne. Quand un grand groupe immobilier projette de construire à Kalamaki un complexe hôtelier de luxe, le Périclès Palace, la plupart des habitants y voient, comme le maire qui défend le projet, une promesse de progrès pour l’économie et l’emploi sur l’île. Pas tous. Certains craignent de voir la côte dévastée, bétonnée. Une journaliste pourtant connue pour ses articles critiques, contactée par InvestCo, accepte de présenter le projet dans son journal, malgré ses problèmes de conscience.

    Le cœur du roman n’est pas là, mais dans la personnalité de Yannis, le garçon qui épuise sa mère. Eliot, admiratif devant certains comportements de l’enfant qui réalise de magnifiques pliages pour s’apaiser, va s’occuper de lui de plus en plus souvent. A son écoute, convaincu de son intelligence, il va devenir pour lui un véritable mentor. En retour, Yannis lui apprendra à sa manière à mieux comprendre l’ordre du monde.

    Metin Arditi propose dans ce roman une belle approche de la magie des nombres, notamment du Nombre d’Or essentiel dans l’art des justes proportions. Il revisite avec simplicité le génie de la Grèce antique et chante la beauté des sites et paysages grecs. Comme dans Le Turquetto, le romancier mêle au destin des personnages une réflexion sur la vie, des paroles de sagesse ou de spiritualité, empreintes d’un profond amour de l’humanité et d’un puissant désir de paix.

  • Trésor

    Le Clézio L'Africain.jpg« Alors les jours d’Ogoja étaient devenus mon trésor, le passé lumineux que je ne pouvais pas perdre. Je me souvenais de l’éclat sur la terre rouge, le soleil qui fissurait les routes, la course pieds nus à travers la savane jusqu’aux forteresses des termitières, la montée de l’orage le soir, les nuits bruyantes, criantes, notre chatte qui faisait l’amour avec les tigrillos sur le toit de tôle, la torpeur qui suivait la fièvre, à l’aube, dans le froid qui entrait sous le rideau de la moustiquaire. Toute cette chaleur, cette brûlure, ce frisson. »

    J.M.G Le Clézio, L’Africain

  • L'Afrique en lui

    Dès le début de L’Africain, cela se produit avec certains livres, on sent qu’on entre de plain-pied chez un grand écrivain. Le Clézio a reçu le prix Nobel de littérature – ce n’est pas cela, mais un ton, un style. Il a écrit ce « petit livre » (une centaine de pages) à la mémoire de son enfance, de son père surtout : un retour en arrière pour « recommencer, essayer de comprendre ». Quand son père, retraité, est revenu vivre avec eux en France, il a découvert que « c’était lui l’Africain. »

    Le Clézio case.jpg
    Banso (photo provenant des archives de l’auteur)

    Le Clézio a longtemps ignoré ou évité son propre visage, les miroirs, les photos. Le corps, celui des autres, le sien, ne lui est vraiment apparu que vers l’âge de huit ans, quand avec sa mère et son frère, il a vécu avec son père médecin en Afrique de l’Ouest, au Nigeria, dans une région où ils étaient les seuls Européens parmi les Ibos et les Yoroubas. « En Afrique, l’impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi. »

    A Ogoja, « le présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé » : la guerre (Le Clézio est né en 1940), le petit appartement de Nice où ils vivaient, sa mère, son frère et lui, confinés avec les grands-parents. L’enfant découvre une vie « sauvage, libre, presque dangereuse », sans école ni club. « Désormais, pour moi, il y aurait avant et après l’Afrique. »

    Devant la case et le jardin « commençait la grande plaine d’herbes qui s’étendait jusqu’à la rivière Aiya ». Les deux garçons font connaissance avec la discipline inflexible de leur père matin et soir – seul médecin dans un rayon de soixante kilomètres. Après les leçons données par leur mère, ils explorent en toute liberté la savane, démolissent les termitières, apprennent à se protéger des fourmis rouges, des scorpions, des vagues d’insectes nocturnes.

    Le père est arrivé en Afrique en 1926, d’abord médecin sur les fleuves en Guyane pendant deux ans, puis « en brousse » jusque dans les années 50. En 1948, quand sa famille vient le rejoindre, c’est un homme usé, vieilli prématurément, irritable, amer. La guerre l’a séparé de ses proches. Après ses études de médecine tropicale à Londres, il avait demandé son affectation au ministère des Colonies. Orgueil ? goût de l’aventure ? Le Clézio tente de comprendre ce père tout en « raideur britannique » qu’il affuble de lorgnons – sans doute plutôt de fines lunettes rondes comme en portait Joyce.

    La vie avec son père met fin au « paradis anarchique » des premières années auprès de ses grands-parents et de sa mère, qui, elle, est « la fantaisie et le charme ». En même temps cessent ses crises de rage et ses migraines d’enfant aux cheveux longs « comme ceux d’un petit Breton », aussitôt coupés : « L’arrivée en Afrique a été pour moi l’entrée dans l’antichambre du monde adulte. »

    L’écrivain remonte le temps : son père mauricien a quitté l’île « après l’expulsion de sa famille de la maison natale » à Moka, décidé à ne plus jamais y revenir. Etudiant boursier à Londres, il fréquentait un oncle à Paris et sa cousine germaine, qu’il épouserait. Détestant le conformisme et l’atmosphère coloniale, il a choisi de mener parmi les Africains la guerre aux microbes et au manque d’hygiène.

    Au début du livre, qui contient une quinzaine de photos d’archives, se trouve une carte de Banso (Cameroun) où ce père médecin a indiqué les distances entre les villages non en kilomètres mais en jours et heures de marche. Le Clezio suit ses traces de Georgetown à Victoria, à Bamenda, à Banso où son père arrive en 1932 pour y créer un hôpital. Pendant plus de quinze ans, il exerce dans ce pays prospère d’agriculteurs et d’éleveurs. Ses parents y vivent heureux, sa mère accompagne son père à cheval, c’est pour eux le « temps de la jeunesse, de l’aventure ».

    « Ogoja de rage » : ce titre de chapitre annonce la cassure de la guerre qui les sépare. Sa mère rentre en Bretagne pour accoucher en 1938, son père retourne en Afrique après son congé, juste avant la déclaration de guerre. Sans nouvelles d’eux, tentant en vain de les rejoindre, il reste piégé à Ogoja, poste avancé de la colonie anglaise, dans une maison moderne où on étouffe l’après-midi. Une Ford V8 au lieu d’un cheval, trop de malades à l’hôpital pour pouvoir écouter et parler, une atmosphère de violence en place de la douceur et de l’humour rencontrés jusqu’alors, « la désespérante usure des jours » à côtoyer la souffrance et l’agonie – « Quel homme est-on quand on a vécu cela ? »

    Le Clézio a manqué le rendez-vous avec ce père taciturne, autoritaire, brutal, « presque un ennemi ». Tout en allant ici à sa rencontre, il prend conscience de ce qu’il doit à l’Afrique où il a été conçu. Lisez L’Africain, où l’écrivain explore une part intime de lui-même.